Les beaux soirs d’été, l’employé de banque devise gaiement avec l’universitaire ou le médecin ; un matin de printemps, l’artisan  discute malicieusement avec le chercheur ; le jeune  étudiant maladroit demande  un dimanche des conseils avisés au retraité qu’il imagine expert.

A deux pas seulement du village, cet improbable microcosme se nomme les jardins du Lez. Son original entre-soi réunit tous les âges ainsi que  tous les niveaux culturels et financiers. Les marqueurs sociaux ordinaires, SUV allemands, vêtements de marques, n’existent plus. Seuls prestiges ici reconnus : la réussite d’un semi, le diamètre d’une courge ou la surabondance d’une récolte.

Portail du jardin familial franchi, les masques de la vie urbaine tombent, on ne voit que de francs jardiniers. Les uns débutent et s’essayent, découvrant par l’herbe intruse dans les semis et par le ravageur qui s’invite,  que  parfois la Nature est contraire. Trop coutumiers des claviers d’ordinateurs, leurs doigts s’ornent d’ampoules et la paume devient rugueuse ; ils redécouvrent ainsi le lien millénaire entre la main, l’outil et le cerveau. D’autres possèdent des décennies d’expérience. Par coutume  ils savent à propos  enfouir le plant de pomme de terre à vieille lune de mars, employer avant l’orage la bouillie bordelaise salutaire, ou cueillir le melon, au faîte des ses sucres et arômes. Les  maraîchers aguerris font auprès des novices avides de connaître, un transfert de compétence. Ils  montrent   leur tour de main à leurs pairs d’autres provinces. Un Aveyronnais, indique à ses voisins la façon rouergate de semer les haricots verts ; un  Angevin  vous enseigne comme à Saumur, le paillage des salades ; un Gardois distribue aux intéressés des graines de courges locales : le vivre ensemble jardinier. Mais parfois l’empirisme ne tient plus ses promesses. Alors, y suppléent les avis éclairés d’un professeur réputé d’agronomie, souvent présent dans les allées. Savoir empirique et savoir scientifique se complètent.

L’ensemble de ces échanges s’exerce toujours, démonstrations, plaisanteries et railleries à l’appui. Les sciences sociales soulignent l’importance de la chaîne : don, contre-don, échange et réciprocité. Ces relations s’exercent aux jardins familiaux de Montferrier. Vous donnez des plants d’aubergine, on vous rend des tomates, vous prêtez un outil on vous offre  des salades : une multitude de dons et de contre-dons passent ainsi de parcelle à parcelle. Ebahi, le Bobo parlerait de lien social pour ces Lois naturelles.

Grâce au dévouement, bon vouloir et dons en intrants de quelques-uns, et surtout à l’opiniâtreté de notre secrétaire, une parcelle offre généreusement quelques légumes de saison aux familles en difficulté du village que désigne le Secours Catholique.

Deux fois l’an, des corvées s’organisent. Chacun, du râteau de la faucheuse ou de la brouette, coupe l’herbe et les taillis, nettoie les allées et cure le fossé. Ce travail volontaire commun obéit  à un pacte non écrit avec la mairie. Cependant, la bonne humeur, les blagues et le copieux déjeuner offert en estompent vite le côté fastidieux.

La commune fournit   foncier et infrastructures d’irrigation. A  la sueur de son front, chaque jardinier exploite individuellement, à sa façon, sa parcelle allouée. Certains outils et brouettes appartiennent à l’association. Le fumier de brebis fait l’objet d’un achat collectif. De façon moderne et en l’ignorant, on applique ainsi les idées de Pierre-Joseph Proudhon : un socialisme pratique, débarrassé de ses travers partisans et politiques.

En réaction à la sédentarité contemporaine, ou pour, expression tendance, évacuer le stress : certains s’abonnent à des salles de sport appareillées. En dépense calorique et sécrétion de dopamine, le jardin  rivalise  avec l’exercice en gymnase. Mais pécuniairement l’équilibre se rompt. La culture physique en salle coûte en effet bien plus cher que la culture légumière de plein air, en outre, elle ne fournit pas foison de légumes bons à penser, bons à manger.

Déambuler dans les allées du jardin familial permet de distinguer deux types de parcelles. Celles où court l’herbe folle, où le désordre entremêle  des carrés en fouillis, où la salade croît péniblement et sans pudeur chez la fève et le navet ;   rêve,  imaginaire  et  fantaisie inspirent ces lopins. Dans les autres, s’alignent d’impeccables planches de poireaux ou d’oignons, tandis que  tomates ou haricots  y ordonnent de  parfaits tunnels chlorophylliens, cependant qu’admirablement travaillé, un sol propre sépare les rangées ; il n’y est  qu’ordre, méthode et rigueur. Témoins de l’antique duel entre Dionysos et Apollon, ces deux conceptions jardinières s’entendent pourtant sur leur désaccord. Jardin unique, jardin inique !

Le maraîchage éveille tous vos sens.   Parmi un grand nombre de parfums, ceux du melon à point ou de la fraise  tentatrice   flattent l’odorat. La bouche se délecte à la tomate tournante ou à la fève fraîchement cueillie. L’esthétique de quelques raies réussies de poireaux ou de pomme de terre réjouit votre vue. L’oreille estime, au bruit du toucher sur l’épiderme, la maturité d’une pastèque. Il y a plaisir tactile dans le geste immémorial de prendre et apprécier entre pouce et index la fécondité du sol, même si composté  s’y mêle le fumier. La terre ne ment pas disait le maraîcher !

Voltaire, qui  sans doute jamais n’empoigna  manche de bêche, nous exhorte dans Candide à cultiver notre jardin. Préférons Jean-Jacques Rousseau qui était aussi botaniste passionné.  Dans le livre 2 de l’Emile, il conclut pour nous en écrivant que le jardin, constitue un merveilleux outil pédagogique pour nos enfants.

 « On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J’augmente cette joie en lui disant : Cela vous appartient ; et lui expliquant alors ce terme d’appartenir, je lui fais sentir qu’il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin ; qu’il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d’un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui »

Un Jardinier